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La terrasse

13 mai 2024

Bruit de tramway assourdissant. Elle relève les yeux. Elle était partie dans ses pensées. Sous les sons du clavier d’ordinateur, du bruit des vélos.

Un verre se pose à la table derrière elle. Un homme, plutôt vieux, cheveux blancs et mains assurées. Il prend le journal posé sur sa table. Pas besoin de le voir, elle entend tout, sans distinction, au même volume. Le clavier, encore. Quelques tables sur le côté, deux personnes sont en train de parler.


  •  C’est la dernière fois que je vais à son cours.
  • Clairement j’en vois pas l’intérêt, il fait que répéter les mêmes trucs en boucle.


Bruit du tram. Un crissement plus aigu que d’habitude. La page du journal qui se tourne. Le clavier. Une personne au cheveu long semble marcher vers sa table. Le barman fait la vaisselle à l’intérieur, elle l’entend depuis sa table au travers des fenêtres fermées. La personne s’approche encore. Ses cheveux longs, ondulés et roux vont très bien avec son début de barbe. Le clavier semble avoir fini une partie importante. Le bruit de la touche entrée suivi du soupir est caractéristique. La personne aux longs cheveux fait coucou. Elle regarde, en questionnement, puis comprend qu’il est adressé au monsieur journal derrière. Elle sait qu’il va y avoir beaucoup de bruit. Une personne avec un joli ruban bleu dans les cheveux allume une cigarette, le bruit du vieux briquet qui ne s’allume pas donne un rythme aux sons alentour. 

Un vélo. Un tram. Plus calme cette fois, pas les mêmes couleurs. Le vert des arbres vole son attention un court instant, en bataillant avec les conversations sur la terrasse. 


  • Non mais de toute façon on a pas le temps pour ça !
  • C’est clair, il nous reste que deux semaines avant de devoir…
  • Coucou ! Comment tu vas ?


La chaise de monsieur journal joue du violon sur le béton de la terrasse. Les cheveux roux sont arrivés et le rejoint. Ils passent trop près. Son manteau vient toucher la table et l’épaule de Elle. Cheveux roux s’avance, presque collée à la table.


  • Attends le pire c’est que la dernière fois au rendu il m’a carrément dit…


Le clavier reprend.


  • Tu veux commander quelque chose ?
  • Oui je vais y aller mais je me pose un coup déjà.


Bien sûr qu’iel va commander quelque chose. C’est rare les gens qui viennent en terrasse pour rien prendre.


Le tram passe. La fermeture éclair de son manteau coupe le son de la vaisselle du barman. Symphonie de chaises chaotique en même temps.

Clavier rigole doucement. Peut être que c’est une conversation avec quelqu’un finalement ? Elle écrit beaucoup quand même pour une conversation. Tout se mélange.


  • De toute façon tous ses cours sont en ligne. 
  • Mais oui ! ça fait super longtemps qu’elle n’est pas passé à la maison ? Au moins 6 mois non ?
  • C’est vrai ? Cheveux roux semble désolé.e
  • Au moins lui il sait se servir d’un ordinateur pas comme celui de lettres modernes ! 


Les deux rigoles. Il semble y avoir beaucoup de verre à laver. Le clavier n’est clairement pas en conversation. En tout cas, elle l’espère où elle plains saon correspondant.e. 


  • Tu sais, j’ai beau être vieux et un peu perdu, je suis toujours occupé ! Rien qu’avec l’asso tu sais ! C’est pas rien !
  • Il a un style de folie le vieux tu trouves pas ? L’autre étudiant se retourne.
  • Non mais ! Regarde doucement !


Elle se retourne aussi, le vieux la regarde et lui sourit. Elle répond par un sourire, gênée. C’est vrai qu’il est stylé.


  • La meuf à côté s’est retournée aussi, trop marrant.
  • Ouais en vrai pas fou je trouve le style.
  • Non mais vraiment tes avis en matière de style j’en peux plus.


Les deux rigoles. Elle est heureuse parfois d’entendre sans filtre, elle aurait pu croire qu’iels se moquent d’elle.


  • Tu sais je peux aussi lui dire de s’en occuper, Judith est clairement capable de gérer le compte insta.
  • Oui c’est vrai ! De toute façon c’est pas les vieux comme moi qui vont attirer les foules sur les réseaux !
  • Papa, .. vraiment tu…


Bruit du tram.


  • Bon en vrai si on va pas à son cours on peut aller à la BU pour préparer le TD ? 
  • Oui t’as raison, mais là il est 15h, la BU va être pleine et c’est chiant !
  • Attends 15h ? Mais merde !


Une voiture klaxonne. Le vieux se lève. Un vélo manque de percuter un piéton. 


  • C’est juste que j’ai dit à Adrien que je le retrouverais devant le local. 


Le journal tombe.

  • T’inquiètes pas…


Un autre vélo. Il devrait graisser ses freins. Elle remarque des fleurs sur l’avenue, au niveau des arbres, elles n'étaient pas là avant. Le vieux passe trop près. Elle déteste les terrasses en fait ?


  • Bon à toute à l’heure alors !


Plus qu’un étudiant alors. Elle le regarde s'asseoir, l’étudiant regarde dans sa direction. Sa ligne de regard passe trop proche d’elle. Leurs yeux se croisent plusieurs fois mais elle ne réagit pas. Il tourne un peu sa chaise, elle fait trop de bruit. La sonnerie de clavier retentit. C’est la sonnerie de base du téléphone, elle est nulle. Oh merde. Iel parle si fort… 


  • Voilà, ils vont arriver !


Le vieux repasse trop près.


  • Mais oui ! Sur la tableur y’a 5 colonnes qui servent à rien ! Oui bah c’est pas ma faute moi !


Le vieux est obligé de parler un peu plus fort : 


  • Et toi Martha t’as un truc dec prévu ce soir ?
  • Juste une réunion avec les gens de l’AG. Pas grand chose, mais j’ai pas envie parce que…
  • Non  plus ! C’est pas une question de ce que je préfère ou pas ! C’est juste qu’on comprends rien avec tout ça !


C’est bizarre cette histoire de colonne. Clavier à l’air d’être vraiment remonté.e pour une histoire de tableur quand même.

Un vélo freine trop fort, elle a mal aux oreilles d’un coup. Le journal tombe encore. Le vieux joue avec son verre. Sa fille ramasse le journal. Clavier reprend, elle l’entend taper pendant son appel. L’étudiant désormais seul prend un livre dans son sac. Comment on peut faire autant de bruit avec un sac ? La cigarette de ruban bleu est finie.


Un tram.

La vaisselle.

Le clavier.

Le verre du vieux.

Les chaises.


Elle remet son casque avec de la musique. Le vert des arbres est rassurant, il se marie bien à la façade de grès derrière. 27 piétons sont passés. Elle va se replonger dans son livre. Le bruit du tram transperce la guitare. Le soleil chaud qui tape sur ses mains, la table est froide, le livre glisse trop. La lumière du soleil se reflète sur les fenêtres du tram directement dans ses yeux à intervalle régulier. Les cheveux roux tape dans sa chaise en reculant.


Elle pose son livre. Ferme ses yeux. Elle se concentre sur la chaleur du soleil sur ses mains qu’elle a posées sur le froid de la table. Elle reprend son souffle. Elle se concentre pour essayer de filtrer les sensations. C’est toujours difficile d’être dehors même si elle aime beaucoup ça. 


Elle commence à réussir. Elle n’entends plus le vieux parler, le bruit du vélo qui passe ne l’atteint presque pas même si elle ne peut pas s’empêcher de le remarquer. Elle respire très calmement, a peur qu’on la trouve bizarre. 


Elle se calme petit à petit, elle comprend qu’il y avait trop de stimulis en même temps, qu’elle a été happée hors de sa tête par tous ces sons. Elle réussit à se concentrer pour ne plus que chaque son et chaque lumière soit une agression. Elle est contente de réussir à se calmer alors qu’elle ne savait même pas il y a quelques secondes qu’elle avait atteint sa limite. Elle va rester là encore quelques minutes, à essayer de se concentrer sur le son de la guitare qui la calme. 


Son téléphone vibre dans sa poche.

Une larme coule sur son visage.


Alexithymie
02 juin 2024